Roland Mortier

PRÉSENTATION


Né à Gand le 21 décembre 1920 dans un milieu familial d'expression française, c'est à l'Athénée royal d'Anvers et en néerlandais que Roland Mortier fait ses humanités. Parfait bilingue, il se familiarise avec une troisième langue à l'occasion des vacances qu'il passe chez sa grand-mère maternelle, dans la frange du Luxembourg belge où l'on use d'un patois allemand. Alors que sa formation pouvait en faire un germaniste, il choisit la philologie romane. Entré à l'Université libre de Bruxelles en 1938, étudiant exceptionnel, il est en seconde licence lorsque l'institution, en novembre 1941, refuse de se conformer à l'ukase de l'occupant et ferme ses portes. Ayant le choix entre les trois universités qui offrent l'hospitalité aux étudiants bruxellois, il donne la préférence à celle de sa ville natale. En 1942, il obtient le diplôme de licencié en philosophie et lettres, avec la plus grande distinction.

Son mémoire de licence traite des Archives littéraires de l'Europe, une revue germanisante du premier Empire. Remanié, mûri, l'essai du débutant devient l'ouvrage remarquable, définitif, que l'Académie royale de Belgique couronnera en 1955 et publiera en 1957. La revue qu'il a explorée en tous sens, organe des zélateurs du cosmopolitisme littéraire, a orienté le jeune chercheur vers les études spécifiques de la littérature comparée. Il s'engage dans cette voie avec les encouragements et les conseils de Gustave Charlier, pour qui il éprouve depuis toujours le sentiment du disciple à l'égard du maître. Frappé par l'injuste oubli où était tombé Charles Vanderbourg, l'un des principaux rédacteurs des Archives littéraires, il lui consacre sa thèse de doctorat, soutenue brillamment en 1950 à l'Université libre de Bruxelles et publiée en 1955, sous un titre qui en définit bien le sujet : Un précurseur de Madame de Staël : Charles Vanderbourg (1765-1827). Sa contribution aux échanges intellectuels à l'aube du XIXe siècle.

Durant les années où il mène à terme des recherches ardues, Roland Mortier bénéficie-t-il d'un statut privilégié? Il s'en faut de beaucoup. Le temps requis par ses travaux, il doit le prélever sur les loisirs que lui laissent ses fonctions dans l'enseignement moyen (il est professeur à l'Athénée royal de Malines depuis 1944) et les tâches qu'il remplit à l'Université de Bruxelles, comme assistant (depuis 1948) et comme lecteur de français.

En dépit de ces conditions peu favorables et d'une recherche à laquelle Gustave Charlier l'associe (publiée en 1952, elle concerne le Journal encyclopédique, qui, entre 1750 et 1793, vulgarisa, à partir de Liège, puis de Bouillon, les idées de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert), Mortier s'attaque à un sujet d'une redoutable complexité : l'influence de Diderot sur la pensée et la littérature allemandes. En 1950, il se met à la tâche. Il dépouille une masse de livres, de périodiques, de journaux; il recueille les moindres témoignages. Quatre ans plus tard, il présente comme thèse d'agrégation de l'enseignement supérieur Diderot en Allemagne (1750-1850), ouvrage fondamental, un classique du comparatisme (traduction allemande en 1967, réédition mise à jour en 1986).

En octobre 1955, il succède à Gustave Charlier, arrivé à l'âge de la retraite. Malgré le poids de ses enseignements, les auditoires pléthoriques et les harassantes sessions d'examens, il continue à enrichir son œuvre scientifique. Le XVIIIe siècle a la part belle : une dizaine d'articles sur Diderot, une importante contribution (l'époque philosophique, 1715-1825) à l'Histoire illustrée des lettres française de Belgique (1958), une communication d'un intérêt exceptionnel présentée à Genève, en 1962, sous la forme d'une question Unité ou scission du siècle des Lumières? et un livre consacré à Un adversaire vénitien des lumières, le comte de Cataneo (1965). Mais la recherche s'est étendue à d'autres secteurs, ainsi qu'en témoignent l'édition et le commentaire, en 1959, d'Un pamphlet jésuite rabelaisant, le Hochepot ou Salmigondi des Folz (1596) et Histoire d'une vie dans Maurice Maeterlinck, publié en 1962, à l'occasion du centenaire de l'écrivain. En 1965, un éclatant hommage est rendu aux travaux du jeune savant : la Fondation Francqui lui décerne son prix triennal.

Trente années se sont écoulées depuis. Les livres se sont ajoutés aux livres; les articles, les communications, les collaborations se sont accumulés. En 1990, au moment où Roland Mortier prenait congé de son université et où paraissait Le cœur et la raison, un choix de ses études sur le XVIIIe siècle, sa bibliographie recensait 21 livres, 236 articles, 148 comptes rendus. Relevé provisoire!

Pièces majeures de cette œuvre considérable, Diderot en Allemagne et les livres publiés ensuite font autorité : notamment, Clartés et Ombres du siècle des Lumières (1969), révélant la dualité du siècle philosophique, Le tableau littéraire de la France au XVIIIe siècle : un épisode de la guerre philosophique à l'Académie française sous l'Empire (1972), La poétique des ruines en France : ses origines, ses variations, de la Renaissance à Victor Hugo (1974), une thématique dont les mutations éclairent de manière étonnante l'évolution de la culture occidentale, Voltaire : les ruses et les rages du pamphlétaire (1979), L'originalité : une nouvelle catégorie esthétique au siècle des Lumières (1982) et, paru en novembre 1995, Anacharsis Cloots ou l'utopie foudroyée, reconstitution magistrale d'une destinée fascinante.

Roland Mortier est membre de l'Académie royale de langue et de littérature françaises depuis 1969. Docteur honoris causa de plusieurs universités, titulaire du Prix Montaigne en 1983, il a été élu à l'Institut de France en 1993.

Il s'est éteint le 31 mars 2015.