Après, notamment, le superbe Hareng couvre-chef et autres chansons de marins, le dessinateur et auteur Christophe Poot nous revient avec le non moins superbe Konvalescens / Stockholm 1906. D’entrée de jeu, ce livre, comprenant des textes en suédois de Tove Wallsten et mêlant mots et dessins, se veut polyphonique, musical. La “partition” initiale fait office de table des matières, distribue le livre en différentes sections (“éther”, “imprésario”, “récital”,…) et tonalités (“bucolique”, “solitude”…) auxquelles répondront les dessins si caractéristiques de Christophe Poot.Date et lieu sont circonscrits dès le titre : Stockholm, 1906. Puis, ici, une église ; là, un sauna ; là encore, un musée, une salle de concert… C’est ainsi que l’aventure de la lecture est non seulement située, mais acquiert également un surcroît d’onirisme, à l’instar d’une déambulation dans la ville suédoise. Entre dialogues, journal, chansons et correspondances, ce livre imbrique autant de formes langagières que de “registres de traits” qui les prolongent. Christophe Poot fait de l’expérience de la lecture et du regard une épreuve concrète, physique et ce, dès le dessin en couverture. Jouant tant avec les échos, les perspectives qu’avec l’objet-livre lui-même, la lecture devient une expérience entière. Flou du tracé ou tâches d’encre, finesse du trait ou ombres, réinventant la notion même de “rigueur”, les dessins suggèrent une ambiance, une immersion dans les affects, auxquels s’ajoutent un texte sensible.Je veux atteindre une essence, Oscar. La musique comme un fil de soie, comme un ruisseau dans les rochers. Un tracé mélancolique et minéral. J’en suis tellement loin, si loin.Konvalescens / Stockholm 1906 est non seulement une aventure livresque émouvante, mais également une histoire, une narration. Sans trop en dévoiler, celle-ci prend sa source dans la musique, dans l’amour – jusqu’à l’évanouissement. Comme souvent chez Christophe Poot, les protagonistes portent en eux une intensité et une profondeur qui se révèlent dans le regard, dans le contact (de la page et des traits). Tout l’art de Poot réside à cet endroit : suggérer des ambiances, raconter des histoires, mais aussi donner à entendre la petite musique des êtres qui vibre dans chacune de leurs expériences.Charline Lambert
Manuel de civilité biohardcore
Inventant des agencements esthético-politiques qui font voler en éclats la littérature en batterie, bouturant le texte et l’image jusqu’à produire une économie du signe qui excède le plan de l’économie, Manuel de civilité biohardcore libère une anti-pédagogie de l’ensauvagement qui plante des fleurs, des champs d’orties sur le chaos. Co-édité par l’éditeur FRMK (dont nous saluons encore une fois la fabuleuse ligne éditoriale, inventive, poétique et incendiaire ) et par Tusitala, l’ouvrage trans-graphique inouï concocté par Antoine Boute , Stéphane de Groef et Adrien Herda lance une machine de guerre contre un monde avachi dans l’apocalypse high tech. La face du monde ne nous plaît pas. Le monde contemporain dans sa face tangible ne ressemble plus dutout assezàune forêtce qui est tristecar nous croyonsau paradigme de la forêt Les rythmes du punk hardcore irradient ce manifeste de la révolution biohardcore qui, à coups de libido alternative, d’anti-consignes de survie, fait souffler une insurrection libertaire nourrie d’un néo-surréalisme de combat. « Destroy carrière », « Opération fin du monde potagère-jungle », « Île flottante et survivalisme post-humain », « glandage libidinal »… que ce soit sous la forme d’un dispositif inventif, ivre de couleurs, alliant mots et dessins ou sous celui d’un texte lettré en gris, les planches détournent les points d’étranglement du néolibéralisme pour en faire des lignes de fuite. D’ Objectif lune , on passe à « Objectif crasse », du puritanisme sexonoétique dominant, on passe à une érotique biohardcore, une guérilla qui attaque le règne de l’asphalte par la végétalisation, le devenir forêt de la ville. Le gang (biohardcore) Antoine Boute, Stéphane de Groef et Adrien Herda n’invente pas l’équivalent artistique de la pratique militante des « seed bombs », des lancers de bombes à graines : les mottes de phrases, les lianes de dessins qu’ils sèment entre rage et ludisme sont autant de « seed bombs » sur fond d’anarchie interspéciste. Dans une Grèce étranglée par les politiques d’austérité, la parabole de « Destroy carrière » se résume à quelques actes : « 1. naître grec », « 2. Vivre les conséquences de la crise », « 3. Adopter un riche (pas trop pervers) », « 4. Se faire violer », « 5. Eh les humains »…, « 6. Allez tous vous faire foutre ! » tandis que dans cette sixième case l’adolescent fait sauter toute la maison. D’autres instructions guérillères sont distillées au fil des pages comme assommer les propriétaires de spécimens canins et danser avec les « chiens sauvages à l’intelligence rayonnante », rejoindre les « réseaux terroristes d’orties » et semer des orties dans des centres commerciaux dévastés, récolter le liquide séminal de taureau et commercialiser les « black semen », s’adonner à un strip-tease au-dessus d’un pont à l’endroit où passe un camion à bestiaux, affoler le chauffeur qui crashe et libérer les animaux promis à l’abattoir… La blague du réel c’est ça le secret de la tristesse fondamentale cosmique. C’est ça le carnaval voyez-vous. Chaque atome est un carnaval. Le carnaval est atomique et subatomique et mégalocosmique et son secret c’est que ce sera toujours l’intensité qui aura le dernier mot ! À la différence des cd uniface, à l’instar des disques vinyl, Manuel de civilité biohardcore a une face A et une face B. Sur la A, nous lisons un récit de la version contemporaine de l’enfer que vivent les humains opprimés, exploités, crevant de burn out chez Amazon, qu’endurent les non-humains parqués dans des zoos, des laboratoires, finissant à l’abattoir, les forêts incendiées au profit de l’agrobusiness et du bolsonazisme. Sur la face B, nous découvrons comment faire de la vie à partir de la mort, comment radicaliser les luttes dans un mood punk dadaïste alors que tant d’humains arborent des têtes ballon de football, des têtes de lobbyistes créant « un monde de merde ». Antoine Boute et ses comparses boutant le feu au cordon sanitaire du non-penser, aux recyclages néolibéraux, totalitaires du « Sieg Heil », il n’y a pas de face A et de face B qui tiennent, mais un chant multicellulaire qui appelle à la propagation de l’insurrection biohardcore. Antoine Boute vous le troglodyte en open tuning style Keith Richards : « ce sera…