On peut aborder les textes d’Eugène Savitzkaya qui composent ce petit recueil intitulé Sister, d’au moins deux manières distinctes, tant l’écriture se tient d’elle-même sur une crête : celle qui sépare ordinairement le monde des gens dits « normaux » de celui qu’on peut appeler ici les « esprits fendus ». Les « esprits fendus » sont ceux qui vivent, et le plus souvent jusqu’à leur fin, dans un « espace du dedans » (pour reprendre un titre d’Henri Michaux), et cependant plongés, immergés, noyés parfois, dans le monde des « normaux ». L’espace du dedans schizophrénique est absolument individualisé, radicalement personnalisé, si on le rapporte à la norme du vivre en société, alors que tout « esprit fendu » possède en lui-même, jusqu’aux…
Lutin génial des Lettres belges, auteur de romans, de recueils poétiques qui font souffler un vent neuf sur les territoires du verbe (Mentir, Les morts sentent bon, Marin mon cœur, En vie, Fou trop poli, Fraudeur, Mongolie, plaine sale, Flânant…), Eugène Savitzskaya taille les mots comme un cueilleur, un oiseau afin de les ouvrir à la pâte des sensations. Livre fondateur paru en 1980 chez Christian Bourgois, Les couleurs de boucherie est réédité chez Flammarion (coll. « Poésie » d’Yves di Manno), précédé de l’envoûtant recueil poétique L’empire (L’atelier de l’agneau, 1976). Buissonnant la langue, ces deux textes la tordent vers l’organique, vers les pulsations de l’animal et du végétal. Faisant sauter tant que faire se peut la barrière entre mots et choses,…
Au pays d’Eugène Savitzkaya, les mots rugissent, les phrases sortent de leur lit fluvial, les sensations courent à neuf dans des contes sauvages. Éblouissante fable, entre nouvelle version de la Genèse et légende des despotismes contemporains, Au pays des poules aux œufs d’or nous immerge dans une balade des origines, de la gestation de l’univers à l’avènement des rivières, des forêts, des cerfs, des hommes. Au commencement, les arbres n’étaient pas enracinés, « l’homme n’avait pas de face », un bel enfant fut dévoré par un chien, sa mère devenue folle forma un adolescent avec de l’argile, pétrit un petit Adam comme Savitzkaya pétrit comme personne l’alphabet primordial, les Noms et leurs odeurs, leurs saveurs, leurs folies fangeuses. L’éclosion du…
Eugène SAVITZKAYA, L’amour de loin, dessins de l’auteur et de Muriel Logist, La pierre d’alun, coll. « La petite pierre », 2023, 64 p., 15 €, ISBN : 978-2-87429-127-2Les années passant, l’enchantement soudain et imprévisible que provoquent les livres singuliers d’Eugène Savitzkaya réside encore et toujours dans le jeu formel de l’écriture, qu’il pratique avec la vivante souplesse de l’acrobate. Évitant de rester engoncé dans la caricature que peut constituer parfois le manteau de poète, plutôt prêt à se mettre en retrait, à l’écart, ce « fraudeur » (pour reprendre le titre d’un de ses romans) du monde littéraire s’avance tantôt délicat et tout en saveur, tantôt lassé des injustices perpétrées au nom des règles et des normes, ce qui peut…
Eugène SAVITZKAYA, Fou de Paris, Minuit, 2023, 145 p., 17 € / ePub : 10,99 €, ISBN : 978-2-7073-4938-5Au milieu de la tectonique des plaques de la littérature francophone, les livres d’Eugène Savitzkaya sont des forêts où vivent des êtres en marge qui tressaillent dans un ballet de phrases remontant le cours du fleuve de l’enfance. Il y avait le Fou de Vincent d’Hervé Guibert. Il y a désormais la féerie sans égale, le livre le plus libre de tous les temps, Fou de Paris, qui, venant après Fou civil (1999), Fou trop poli (2005), brame, feule, tisse sa toile autour d’Hégésippe, celui qui a tout perdu en perdant l’aimée, celui qui endosse la flânerie comme une première peau, promeneur poète qui, comme les bouffons des rois, profère les vérités du temps,…